En plein nouveau pic de pandémie, les français seraient surpris d’apprendre que les capacités en réanimation, érigées comme le marqueur absolu de la résilience de notre système de santé, sont très largement dépendantes de l’usage qu’en font les médecins. Deux enseignements intéressants ont été tirés de l’expérience de la première vague de l’infection à Covid19. Le premier concerne l’utilisation des techniques d’assistance respiratoire : l’évolution vers un recours à des techniques moins complexes et invasives donne des résultats plus favorables. Le second concerne la formation des professionnels : cela a permis la mise en place rapide de techniques de délivrance des autres soins de réanimation et de prise en charge plus légère des malades infectés. S’appuyant sur ces constats pratiques, des médecins et des responsables hospitaliers ont proposé de nouvelles réponses en organisant des soins hors des critères contraignant de réanimation « normée » : mise en place d’unités de réanimation éphémères, mobilisation de l’hospitalisation à domicile (HAD) pour certains soins aux malades COVID et enfin, transferts de compétences en confiant l’exercice de certains gestes médicaux à des infirmières et des gestes infirmiers à des aides-soignants.
Ces propositions issues de l’expérience du terrain ont naturellement vocation à répondre de façon appropriée aux besoins des patients dans une situation exceptionnelle. Mais elles pourraient d’autant plus servir au quotidien une fois la pandémie disparue. Or, elles n’ont quasiment aucune chance d’aboutir du fait d’une symbiose entre corporatisme et sécrétions de normes. Les syndicats professionnels s’opposent avec vigueur à tout ce qu’ils considèrent comme un usage « dégradé » de leurs compétences et un dévoiement des normes. Ce système normatif convient parfaitement à l’administration française. On finit par soigner l’évitement du procès, démission terrifiante de la médecine qui doit être en permanence une prise de risque au service des malades. A ne respecter que des normes dont on se demande bien quelle est leur valeur ajoutée par rapport à l’expérience vécue, on pourrait aussi se passer d’intervention humaine et confier le travail à des robots qui feront très bien ce pourquoi on les a programmés (la norme). Ce serait la décadence de la médecine et de sa capacité d’adaptation à chaque cas particulier qui ne rentre pas toujours, tant s’en faut dans ces normes. Dans un autre domaine, l’attitude du pilote d’Airbus qui a fait amerrir son avion sur la rivière Hudson, sauvant 150 passagers au mépris de toutes les recommandations des autorités et de la tour de contrôle, en dit long sur le carcan stérilisant des normes quand elles sont poussées à l’extrême pour ne servir qu’à protéger une corporation. En temps de guerre, la norme, cet empêcheur d’agir au nom de principes de précaution, doit être levée, ce que savent très bien faire les militaires dans l’incertitude des combats.
Ces blocages rejoignent la longue liste des évolutions impossibles, le principe de normalisation dans l’organisation hospitalière répondant à un phénomène de cliquet : une fois qu’un niveau de compétence ou de moyens mis en œuvre est atteint, il devient impossible de revenir en arrière, même quand l’évidence médicale, scientifique ou organisationnelle en démontre la nécessité. Voilà pourquoi le système des urgences est bloqué, voilà pourquoi la mise en place des infirmières en pratique avancée traine à se développer et la consultation pré-anesthésique par un médecin reste un dogme alors qu’elle pourrait être confiée à une infirmière auxiliaire anesthésiste, pour ne prendre que quelques exemples emblématiques parmi tant d’autres qui freinent le bon fonctionnement des équipes soignantes. A ces évolutions figées correspondent des rentes de situation coûteuses… mais il est tellement plus facile d’invoquer le « manque de moyens », « l’aveuglement des gestionnaires » ou la « paupérisation de l’hôpital ».
Le soutien aux soignants, plus que jamais nécessaire, ne pourra pas faire l’impasse d’une mise à plat, lucide et sans a priori des statuts, des normes, des compétences et des règles de tarification.
Benoît PERICARD – Guy VALLANCIEN – Olivier MARIOTTE – Vincent OLIVIER